Journal de dressage Prinz #O

Émilie • 20 janvier 2022

L’étalon noir

J’étais à deux doigts de refuser de prendre Prinz au travail, son volume, son passif et le chantier qui m’attendait me paraissait colossal, je ne me sentais pas à la hauteur du phénomène. Pourtant tout n’avait pas commencé ainsi. Né à l’élevage Mage, il est fils de Furst Romancier, sa mère, fille de Gribaldi, il affiche donc de belles origines de dressage, et sa jeunesse se déroule dans une idylle au sein d’un élevage qui prend soin de lui et lui espère une belle carrière sportive pour valoriser sa carrière de reproducteur. Une visite d’achat à 3,5 ans irréprochable indique que ses débuts de cheval de sport peuvent commencer. 

À son arrivée dans mes écuries, le cheval a 7 ans et presque 1 an de repos. D’après l’historique, à chaque tentative auprès d’un cavalier, le schéma se répète : en quelques semaines, l’état du cheval se dégrade, il maigrit, se met à rétiver à la jambe, à la main, devient agressif, finit souvent par utiliser sa botte secrète qui a valu une mise au tapis à certains d’entre eux. Certains cavaliers auxquels il a eu à faire n’ont pas apprécier la blague et ont « serré les vis »…

 Le reste du temps il est plutôt chaud, agité, rigide et passablement irritable, le galop ajoute une montée intense de stress, à l’origine des dégradations physiques et mentales. Géraldine chez qui il est né entreprend des investigations digne du Docteur House pour trouver l’origine du problème :

  • Ostéo et radios du dos du garrot à la queue à 5 ans : RAS
  • Ostéo à 6 ans et échographies internes et externes de la région sacro iliaque et rotules : RAS
  • Prise de sang, test PSSM : RAS
  • Gastroscopie à  6 ans : présence d’ulcères, mais qui ne sont que la conséquence d’un stress dont tout les facteurs n’ont pas été décelés. Après traitement, et 1 mois de travail, le schéma de dégradation physique et mentale se rejoue. 

Une équitation coercitive comme le subissent un grand nombre de jeunes chevaux de dressage accentuée par des réactions de jeune entier indiscipliné peuvent tout à fait être à l’origine de défenses, rétivités, douleurs, ulcères, boiteries pour certains allant jusqu’à l’interruption dans l’oeuf de toute carrière sportive. Dans son cas, cela a certainement dû participer au stress, aux réactions violentes et aux ulcères, mais la suspicion de l’existence d’un cofacteur supplémentaire subsiste. 

Je finis par céder au challenge, et nous organisons que le cheval restera vivre dans son élevage et viendra travailler 3 fois par semaine. 

Dès les premières rencontres, Prinz m’explique que je n’ai pas intérêt à le toucher au ventre, surtout à droite, ni trop près de la tête, ni sur la tête, ni nul part en fait, ni de la main, et encore moins de la brosse dure…  Tout son corps se crispe alors, il couine, se retourne bouche ouverte et claquement de dent, coups de tête, à éviter. La délicatesse de sa peau et les ulcères passés rendent l’étalon noir inquiet du contact, et émoussent sa grande gentillesse spontanée. 

Grand et majestueux, d’une encolure interminable mais parfaitement proportionnée au reste de son corps, j’ai devant moi un étalon dans toute sa splendeur, les oreilles trônant à plus de 2m de haut regardant bien au-dessus de moi, au loin, faisant fi de ma présence. Son hennissement retentit comme un tremblement de terre, debout de toute sa hauteur, prêt à me bousculer, je n’ai pas besoin de beaucoup plus d’indices pour comprendre que pour lui, je suis, en tant que cavalier source de contrainte, de douleur, de dialogue de sourd, indigne de respect ou d’attention, et un obstacle l’éloignant de ses intérêts naturels (les congénères du pré voisin).

C’est sûr que devant un morceau de cette trempe, on se sent un peu impuissant, voir insécure, et on aurait bien envie de réduire cette sauvagerie à la soumission, cette extravagance à de la peur résignée en usant de stratégies malhonnêtes. Mais il semblerait qu’il soit devenu maître dans l’esquive de ces techniques apparemment déjà utilisées. La commissure droite de sa bouche a été fendue sur plusieurs centimètres par une main peu vigilante pour garder un langage politiquement correct, mais ce n’est qu’une partie visible de l’iceberg, les autres souffrances et pas des moindres sont intérieures, et génèrent un stress intense matérialisé par des ulcères et des frais vétérinaires importants. Prinz est en réalité un grand sensible à qui il faut demander la permission gentiment et avec douceur, et celui qui gagnera sa confiance l’aura tout entier à sa disposition, mais pour le moment il dit non à toute proposition, par peur il fuit et menace, a acquis une force de résistance à laquelle mes bras n’ont pas la force de s’opposer, et excelle dans l’usage de sa déconcentration imprégnée de testostérone pour s’évader : corps ici, esprit dans les pré avec les autres.

Je pose avant tout quelques règles dont la douceur et le confort résultant d’un bonne réponse semble le surprendre, je n’ai qu’un seul but, gagner sa confiance par la douceur et le cadre. Mais la confiance ne s’achète pas, elle se gagne, et se perd facilement.

Haut potentiel

Mécaniquement, il s’agit d’un potentiel fabuleux de panthère noire avec trois allures parfaitement amples et équilibrées et beaucoup d’élégance, mais encore limitées par :

  • La contraction intense de son dos et une attitude tête encolure haut perché ou complètement enroulée sur elle-même, stigmate de traumatismes équestres passés.
  • Une fuite permanente en avant par une grande puissance de propulsion associée au stress, paradoxalement alternée avec une grande retenue monté (derrière la jambe, derrière ou contre la main)
  • Une inflexion naturelle à gauche exacerbée par un high low (high à gauche) réduisant fortement sa capacité à la latéro-flexion droite se traduisant par une plus grande difficulté fonctionnelle à tourner à droite en s’incurvant à droite. 

Je choisis donc de commencer par ne pas le monter tout de suite ; son inquiétude, son comportement émotionnel, sa grande amplitude de mouvement non assouplie, va forcément entraîner des actions de mains importantes pour retenir et tourner. 

Tourner à gauche et à droite et se tenir dans une cadence lente et régulière en toute autonomie a besoin d’une préparation physique et mentale. J’ai donc besoin de sa confiance d’une part, puis d’une meilleure souplesse musculaire générale, une meilleure coordination et synchronisation des groupes musculaires antagonistes à gauche et à droite, au-dessus et en-dessous, d’en assouplir certains et d’en tonifier d’autres, de développer la musculature d’amortissement des antérieurs, et de soutien de l’avant-main, de décontracter toute la ligne de propulsion/extension, et d’assouplir les hanches et la capacité d’adduction des postérieurs.

Prinz, comme tout cheval, et surtout comme tout grand et long cheval a du mal à tourner, il n’est pas construit pour ça. Se plier harmonieusement en restant incurvé, en utilisant son postérieur intérieur pour soutenir et pousser son poids sur la courbe, dans tomber sur l’épaule intérieur ni placer la tête de l’autre côté pour rejeter du poids sur l’épaule intérieure et tourner par déséquilibre, est un des premiers problèmes de l’équation, le jeune cheval doit souvent le résoudre avec le handicap supplémentaire du cavalier. 

L’antérieur intérieur sert de pivot, il se pose dans l’axe rectiligne surchargé par l’influence de la latéralité motrice et l’inertie, puis une torsion se crée sur tout le membre à l’appui pour tourner, ce qui est néfaste pour les structures internes (les assouplissements lui permettront de poser le membre sur l’axe de la courbe et éviter la torsion).

Au galop, les difficultés se traduisent par une incapacité à garder le galop sur plus d’un demi cercle de 20m sans retomber dans le grand trot, à droite la contre-incurvation et le report de poids sur l’antérieur droit et très important, il se couche, se répand, et d’une manière général à cette allure, les oreilles sont plaquées en arrière. Le retour au trot est laborieux, en déséquilibre total vers l’avant et le côté, il précipite et se couche. Ce sont des problématiques normales que le temps de la gymnastique va réduire.

 L’agacement, la déconcentration et l’irritabilité pourraient être rattachés aux hormones fébriles, mais les oreilles en arrière et l’expression faciale semble indiquer une autre problématique. Alors que beaucoup d’entiers ou juments peuvent coucher les oreilles notamment autour du galop pour des raisons plutôt comportementales, dans le cas de Prinz, la persistance et le stress engendré restent suspicieux.

Par ailleurs, chez lui, Prinz s’épuise au paddock par excitation, mange peu, reste très agité, malgré les attentions constantes de sa propriétaire Géraldine, qui n’a, au demeurant, jamais cédé à la propagande « inflitration ».

Yoga 

Je vais donc déléguer à la longe ce que je ne peux construire encore monté. Et lui proposer une sorte de « yoga » dynamique qui visera à élaborer un important gainage des muscles posturaux, dans la lenteur pour conscientiser le geste, avec de nombreux fractionnements pour conserver le confort dans l’effort physique, et la répétition pour accéder à la mémoire cellulaire du geste sain.

Une alternance de voltes et lignes droites, des transitions répétées trot/pas/trot, et une stabilité de l’attitude nuque plus basse que le garrot pour aller de plus en plus bas afin d’optimiser au maximum les effets gainants, décontractants et assouplissants de la posture seront le protocole de base. 

Il est très difficile pour Prinz de rester régulier dans l’attitude et la cadence, son esprit se concentre sur l’absolue nécessité de rejoindre les autres chevaux au pré, et son corps y répond par des cercles coupés et rapide pour une moitié, lents et évasés de l’autre… À droite, les étirements provoquent des crises de bâillements à chaque séance, témoignant des déblocages induits au niveau de la chaîne ventrale jusqu’a l’ATM et l’os hyoïde, d’autant que le licol éthologique utilisé permet la mobilité de la mâchoire. L’idée, est de préserver la longueur de son corps, sans le raccourcir, et pour cela, l’ensemble des éléments constituant le rachis ne doivent pas être compressés pendant le geste futur sous la selle (disque intervertébraux, nerfs, fascias…), même sur une flexion ou une latéro-flexion, d’où l’importance d’un contact léger de l’arrière vers l’avant et non une main qui tire, retient ou porte. Comme en yoga, on prépare tout mouvement en se grandissant d’abord. Cette posture d’étirement maximal, associé à de l’incurvation, de l’engagement et de la lenteur, et des sollicitations de transitions est donc un soin réparateur, antalgique, qui amène le calme du mental, la conscience du geste dans la décontraction, une respiration ample et posée, et la construction d’un puissant gainage protecteur, au-delà des effets équilibrants imposés par le déséquilibre (abdominaux, sangle scapulaire, psoas, cervicaux dorsaux, fessier moyen…).

« Affiner sa sensorialité, ce n’est pas ressentir des sensations de plus en plus grandes mais au contraire être touché et concentré par des mouvements de plus en plus légers, infimes, subtils » Ève Berger.

Voilà l’idéal, la réalité est un peu plus rude, au milieu d’une carrière, avec un cheval qui hurle et s’emporte à chaque pet d’un congénère qui somnole à 100m…

Pour autant Prinz ne m’a pas encore réduite en miette, je suis fascinée par cette résilience, cette capacité à rester curieux et à donner sa chance à la nouveauté, au regard de son inquiétude il aurait très bien pu en finir rapidement. 

« Micro-équitation »

Après un mois de longe exclusive, 3 fois par semaine, j’entreprends de lui proposer un cavalier neutre, tout en continuant le même travail dans lequel il commence à s’améliorer. Pas et trot donnent de bon résultats, mais dès les premières foulées de galop, la botte secrète ressurgit et la pauvre cavalière est catapultée. Prinz s’affole, craint les représailles, on rassure l’animal et on recommence,  puis on récompense les quelques foulées dans le calme. 

À partir de là, les séances s’articulent avec un travail en longe majoritaire, parfois avec cavaletti, travail en main à l’épaule et un peu monté comme une récompense, rênes lâches accrochées sur le licol éthologique, sans mors, beaucoup de caresses, sur des trajectoires simples. 

Prinz a installé un cran de sécurité, si j’insiste sur la tête pour tourner il oppose toute la force opposée, jetant la tête de l’autre coté, et au lieu d’étirer le côté extérieur, il se contracte d’autant plus. C’est donc par un « prendre et rendre » incessant où la sensation de liberté doit lui être majoritaire : une demande > une réponse > liberté comme récompense, jusqu’à ce que la liberté soit prédominante grâce à l’assiette qui supplée la main.  
Le travail à pied à l’épaule est délicat, il se sent envahi et reste sur la défensive…
Il y a beaucoup de moment d’explications qui viennent ralentir le travail à proprement dit mais enrichir la relation ; le cadre et les limites de chacun sont régulièrement répétées, moi lui imposant de rester dans son espace et à l’écoute, lui de ne le toucher qu’avec le souffle de la main et de l’appeler « oh vénérable ». 

Son regard s’apaise quand je le caresse avec beaucoup de précautions, lenteur et douceur. Ce fut la première porte d’entrée. 

Dans les semaines suivantes, le travail est répétitif et volontairement monotone, afin qu’il s’apaise dans la répétition sans surprise, connaissant le programme. Ultra sensible, il réagit de plus en plus finement aux aides de l’assiette, il anticipe, cherche à bien faire, reproduit le lendemain la leçon de la veille, mais réagit aussi par des bonds de cabri si on ose changer de tapis.

J’essaye de le monter les premières fois avec le filet, mais il arrache les rênes, secoue la tête de stress dès le montoir, et s’enferme complètement, lâchant la main,  menace d’utiliser sa technique catapulte,  colle à la jambe et essaye de la mordre surtout à droite. J’enlève donc le mors pour mettre les rênes sur le licol en corde, suffisamment fin pour garder un minimum de commande.

Le licol est petit à petit remplacé par un filet sans mors, rênes sur la muserolle. Plus aucun artifice n’est possible, pas le moindre demi-arrêt, action de jambe, action de main soutenant la bouche n’est désormais envisageable, tout système coercitif à déjà été utilisé avec une telle indélicatesse que ces chemins de fausse facilité ne sont plus possible. Il va falloir le rendre autonome dans ses équilibre, coopérant et partenaire, avec pour seul moyen de communication l’assiette. 

Prinz est un cheval très puissant, qui a développé un tel sens de l’opposition que je dois parfois mettre une force considérable pour réussir à tourner, je n’imagine pas les tractions qu’a dû subir sa bouche ! Cette autonomie matérialisée par la légèreté des épaules et des hanches ( et donc aux aides) est encore loin. 

Commence donc une micro-équitation, basée sur de toutes petites victoires fractionnées et récompensées par des pauses et des caresses, je découvre un cheval finalement tout à fait disponible dans la relation, très sensible voir trop généreux dans l’attention de bien faire, ce qui peut donner des débuts difficiles mais fait les meilleurs chevaux. 

Enfin une explication !

En septembre, les progrès sont là, il commence à être envisageable de passer de la rééducation physique et mentale à un travail constructif. Cessions, transitions, quelques épaules en dedans au pas, au trot et au galop, les mouvements sont espérés mais pas exigés, Prinz est laissé dans une attitude horizontale relaxante, sans pression. Mais il est étonnant de remarquer qu’il ne prend pas d’état, voir en perd, la rondeur musculaire attendu n’est pas au rendez-vous, des tensions subsistent, l’irritabilité avec.

Fin septembre, Prinz est hospitalisé et opéré d’urgence pour une hernie inguinale, son chirurgien indique qu’un pincement récurrent devait exister de manière chronique, ce qui donne enfin l’explication de son comportement extrême. 

Début d’une nouvelle aire 

En octobre, Prinz revient en forme, petit à petit il s’arrondit, son corps se transforme, son regard aussi, les oreilles se sont plus aplaties au galop, mais la joie de découvrir un corps neuf et antalgique laisse aussi émerger une explosivité conséquente !

À l’aube de ses 8 ans, Prinz a pris un peu de retard et je commence à le travailler comme un 4 ans, mais la qualité intrinsèque de l’animal et sa résilience remarquable portera ses fruits rapidement.  Il est dommage qu’un cheval aussi fin et généreux, curieux et attachant n’ait pas rencontré dès le début un peu plus de douceur et d’attention.

D’autres étapes importantes vont pouvoir être abordées comme l’acceptation du mors, le travail en collectivité, et dans d’autres environnements, la compétition… puisque il ne faut pas oublier que Prinz est un étalon oldenbourg à valoriser. Je remercie d’ailleurs grandement Géraldine d’avoir accepté de me voir prendre autant de temps pour ne brûler aucune étape sans exiger quoi que ce soit, le cheval restant le maître de son baromètre, et nous le plus possible à son écoute.

L'association Connivence

Cette association (loi 1901 à but non lucratif) à vu le jour en 2009, créée par Emilie Haillot dans le but de promouvoir, sous la forme de stages et conférences, la complémentarité de 4 approches autour du cheval : la connaissance du cheval physique ( biomécanique, énergétique…) , la connaissance du cheval psychique (éthologie, horsemanship…) , la gestion physique et énergétique du cavalier, la technique du dressage du cheval selon les préceptes classiques.

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